En rire ou en pleurer ?

Des politiques qui parlent de mixité et de rénovation urbaines et ne jurent plus que par le « public-privé ». Des architectes qui semblent se partager la ville. Une « ville durable » où la production de nouveaux bâtiments est une perpétuelle nécessité et où les immeubles finissent par être plus longtemps en chantier qu’occupés. La « revitalisation » d’un quartier « stratégique » de Bruxelles: celui de la gare du Midi… Ou comment des pouvoirs publics, aveuglés par le mirage de l’Europe et des bureaux, tentent depuis 15 ans de modifier la sociologie et le tissu urbain d’un quartier populaire et historiquement immigré. Malgré le désintérêt des promoteurs privés et une crise du logement grandissante, les autorités communales et régionales s’évertuent à vouloir implanter un « mini Manhattan » dans ce quartier du bas de Saint-Gilles. Les habitants du Midi se retrouvent ainsi, depuis 15 ans, dans la ligne de mire de leurs propres représentants politiques locaux, désireux de les faire déguerpir de leur maison. A bon compte.

« On s’imaginait que tout allait
se vendre comme des petits pains. »

— Charles Picqué, Ministre-Président de la Région bruxelloise,
en séance plénière du Parlement régional, le 3 juin 2005.


A l’écran, le résultat est une saga politico-immobilière à la fois grotesque et désolante. Le récit des politiques menées ici depuis l’arrivée du TGV à la fin des années ’80 met en lumière l’amateurisme et l’impunité avec laquelle cette spéculation publique est menée… au nom de « l’utilité publique » et de « l’extrême urgence ».

A sa façon, « Dans dix jours ou dans dix ans… » prend le parti de rire de l’épopée politico-financière qu’il retrace. L’absurde de la situation n’échappe à personne. Ce plan urbanistique a visiblement été décidé et orchestré comme un coup de poker. L’effet humoristique est porté essentiellement par les protagonistes-mêmes de ce grand foirage. La manière dont ils justifient leurs choix, leur capacité à éviter tout débat, leur acharnement malgré l’évidence des dommages causés et de l’échec économique… ce jusqu’au-boutisme et cette impunité apparemment sans faille sont stupéfiants. Le rire, donc parfois jaune ou nerveux, naît d’abord des déclarations des principaux intervenants, de leur gestuelle, leurs silences, leurs expressions corporelles et, il faut bien l’avouer, de leur mauvaise foi.

Car, outre nous promener à travers les rues des quatre îlots condamnés, le film retrace les discours urbanistiques qui ont mené à ce désastre, en juxtaposant une série d’images amateurs de différentes sources, rassemblées pour l’occasion: paroles extraites d’interviews, de débats, de réunions et d’archives télévisées. Une succession de monologues, de dialogues de sourds, d’où surgissent aveux, mensonges, répétitions, contradictions, mépris pour la sociologie du quartier… Mais qui, mis bout à bout, composent un discours très cohérent et pas très rassurant sur les projets de développement actuels de grandes villes comme Bruxelles.

Au fil de cette réthorique de « la revitalisation des quartiers », et du contraste provoqué par les images du quartier lui-même — montrant son « Ã©volution » sur plusieurs années —, deux « quartiers Midi » semblent apparaître: d’une part le quartier officiel, abstrait et fantasmé depuis longtemps sur papier, et de l’autre le quartier réel, un quartier qui n’a rien à voir ni avec ce qu’il était avant la déconstruction, ni avec ce qu’il est appelé à devenir à terme. Un quartier qui vit des éternités de précarité sous l’épée de Damoclès que représente un plan d’expropriation jamais réellement appliqué.

« On m’avait annoncé que la conjoncture
allait s’améliorer et que l’arrivée des TGV
allait transformer le monde. »

— Charles Picqué, Ministre-Président de la Région bruxelloise,
au Parlement régional, le 3 juin 2005.


Plusieurs types de personnages se succèdent à l’image. Un faux bourgmestre et un faux architecte, joués par des habitants, mènent la visite guidée du quartier en empruntant leurs paroles à ceux qu’ils imitent. Et même si on peut en douter un instant, ce sont bien de vrais architectes et agents immobiliers que l’on rencontre au fil des interviews. Quant aux responsables politiques, ils ne sont vraisemblablement pas les mêmes selon qu’ils parlent aux habitants ou qu’ils parlent des habitants… Ces habitants avec les pieds desquels ils ne se gênent pas de jouer et qu’ils considèrent comme les pièces d’un grand puzzle. Mais d’un puzzle qui tarde à s’assembler. Et le temps ne joue pas en faveur des locataires et petits propriétaires: l’incertitude est permanente, l’environnement de vie se dégrade, toute vie « normale » est en suspend.

En filigrane: la question de la responsabilité politique, à moins que ce ne soit l’absence de responsabilité politique… Pourtant, les politiques occupent le terrain. Aucun promoteur privé n’apparaît dans le film. S’ils font bien partie du mécanisme de spéculation qu’on voit ici à l’Å“uvre, ceux-là ne sont pas les plus enclins à parler devant une caméra. Mais ce qui est frappant, c’est que malgré leur absence à l’écran, leur rôle est bel et bien présent. Mais par le biais de représentants de pouvoirs publics et d’architectes qui semblent s’être substitués, confondus à la logique des promoteurs immobiliers.

Peut-être qu’il vaut mieux en rire? Pour ceux subissent l’amateurisme, la cruauté et l’impunité de ce projet, c’est moins facile. Pour des centaines d’habitants, la mauvaise blague a duré plus d’une décennie. Avec pendant tout ce temps, comme seul choix: quitter son logement, vendre sa maison pour des queues de cerises; ou continuer à y vivre en attendant que « l’extrême urgence » et « l’intérêt public » s’accomplissent.

Dans dix jours peut-être. Ou dans dix ans…



[ http://film.quartier-midi.be ]